Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


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Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


30 août 2014

Continent Sciences – Notre univers est-il unique ? (Des Multivers...), avec Aurélien Barreau et Philippe Uzan - Des bulles dans le cosmos...



L’émission de Stéphane Deligeorges ‘Continent Sciences’ du 03 octobre dernier posait la question suivante : 
Notre univers est-il unique ? Pour y répondre, ou plutôt pour mieux poser la problématique, étaient invités Aurélien Barrau et Jean-Philippe Uzan, deux des auteurs du collectif ‘Multivers. Mondes possibles de l’astrophysique, de la philosophie et de l’immaginaire’. Passionnant entretien dont voici quelques extraits.




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Question (Q) : Qui dans vos disciplines s’occupe des conceptions des multivers ?
AB : Je crois que la problématique du multivers est assez singulière, elle est peut-être en bordure du sens par rapport à ce qui se pratique habituellement dans le domaine des sciences dures ; elle brouille un peu les frontières et les linéaments - c’est d’ailleurs je crois ce qui la rend intéressante – et pour cette raison il n’existe pas stricto sensus de spécialistes du multivers. En revanche, je crois que ce qui est significatif, c’est que tous les physiciens fondamentalistes, des particules élémentaires comme de l’infiniment grand, doivent se positionner par rapport à cette problématique.


Q : Et du côté de la littérature spécialisée ?

JP Uzan

JPU : Ce n’est pas une grosse production. (…) Il y a quelques pôles où les gens s’agglutinent pour étudier ces problèmes ; par exemple à l’université de Stanford autour d’Andreï Lindé et de Léonard Susskind. (…) En octobre 2009 j’étais invité à un petit workshop en l’honneur de l’anniversaire de Georges Ellis, sur la notion de multivers, et on avait deux populations : les gens qui étaient viscéralement contre et les gens qui étaient viscéralement pour, en disant qu’on avait déjà découvert quelque chose, comme Andreï Lindé, Susskind, etc. (…) La démographie (des pour), c’était peu de jeunes, façon avec des noms comme Stephen Hawking, Georges Ellis, etc. Donc des gens qui ont fait leur carrière, et qui peut-être ont la liberté de dire des choses qu’ils n’auraient pas eu la liberté de dire quand ils étaient plus jeunes. Je pense qu’on le voit dans la carrière scientifique : cette prise de liberté quand on devient un peu plus senior, lorsqu’on a déjà fait nos preuves sur des sujets qui sont beaucoup plus acceptés par la communauté.


Q : Vous teniez, AB, à un rappel historique. On songe évidemment à Leibniz… Mais il y a un antérieur encore plus lointain.
AB : Chez Leibniz les mondes sont encore, en quelque sorte, latents. Ils sont en puissance. Mais on les trouve réels et effectifs dans la pensée grecque chez Anaximandre, qui vient rompre la pensée par images au profit d’une pensée par concepts, et qui introduit des mondes infinis. On les retrouve chez Démocrite, on les retrouve chez Lucrèce, on les retrouve chez Epicure bien évidemment. On les retrouve même, à la Renaissance avant Leibniz, chezNicolas de Cuse, chez Giodano Bruno, chez son frère de cœur, Rabelais, en un sens plus magique, plus mystique, et puis, bien sûr, en philosophie contemporaine, chez David Lewis, chez Nelson Goodman, en des sens très différents. Mais je crois que concept des mondes multiples a, en effet, un lourd héritage, et c’est ce qui le rend attrayant en partie.

Q : Pour une tentative de première définition approximative, je retiens cette idée : les scientifiques sont circonspects face à cette hypothèse de multiplicité ; les constantes pourraient être différentes d’un monde à l’autre, voire les lois, qui ne pourraient pas être identiques à celles de notre monde…

JPU : On peut commencer par les constantes : avant de parler de multivers, on peut parler de notre univers, c’est le point de départ. (…) Ces lois (de notre univers) font apparaître des nombres que l’on appelle des constantes. La constante de gravitation, la vitesse de la lumière, la charge de l’électron et ainsi de suite. Nous avons tous ces nombres à notre disposition. Ensuite on peut faire un jeu, que j’ai appelé de la cosmologie contre factuelle, c’est-à-dire, que se passerait-il si ces nombres étaient un petit peu différents ? (…) On se rend compte qu’en fait, un petit changement de ces constantes fondamentales nous donnent des univers qui sont très différents. Par exemple, on ne forme plus de carbone dans les étoiles, ou la nucléosynthèse primordiale va se passer différemment, ou que les noyaux ne sont plus stables, et on se rend compte que, sans changer le cadre théorique mais en changeant simplement la valeur de ces nombres, si on veut avoir de la physique complexe pour avoir de la chimie complexe, pour peut-être avoir de la biologie, et éventuellement l’apparition de vie comme nous, nous devons être dans une zone très restreinte de l’espace des possibles. La question est de savoir : pourquoi est-ce que notre univers semble si particulier, avec ces contraintes là qui ne sont pas comprises, puisque les constantes de la nature sont des choses que l’on ne peut que mesurer - on ne peut pas comprendre leur origine ? Si on introduit une théorie supérieure de laquelle dérivent les théories actuelles, alors peut-être que l’on pourra expliquer certains de ces nombres. Mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Et donc la question est : notre univers semble particulier, est-ce que c’est quelque chose de significatif, ou pas ? Alors, comprendre le particulier quand on n’a qu’un seul objet d’étude à sa disposition c’est difficile. Quand on replace cet objet d’étude dans un ensemble d’univers qui pourraient avoir des propriétés physiques différentes, on peut commencer à se poser la question de la spécificité de notre univers et savoir si c’est significatif en termes de représentations de notre univers.

Q : On peut déjà, avec des ingrédients des théories d’aujourd’hui, poser la question des mondes multiples…
Aurélien Barrau
AB : Tout à fait. Pour repartir de cette problématique de l’ajustement fin apparent des constantes vers la complexité, il y a essentiellement trois solutions possibles : soit nous avons jouis d’une chance exceptionnelle dans le coup de dé initial, nous ayant conduit à cet infime espace de paramètres compatibles avec l’existence de nos propres vies ; soit l’évolution a été ordonnée – c’est l’hypothèse de l’intelligent design à laquelle nous ne souscrivons pas ; soit les dés ont été tirés un grand nombre de fois. Et vous voyez ici apparaître l’idée du multivers. Si effectivement il existe un grand nombre d’univers dans lesquels la réalisation, non pas seulement des phénomènes, mais des lois – et c’est ici qu’on sent qu’il peut s’agir d’une rupture épistémologique, puisque les lois elles-mêmes sont réinterprétées comme contingentes et effectives -, alors la question de cet ajustement fin devient absolument évidente. Et comme vous le disiez, je crois qu’avant même d’accéder à ce niveau élevé de multivers, celui d’espaces décorrélés les uns des autres ou les lois se structurent différemment, la conséquence remarquable de notre physique standard, du paradigme dominant, c’est qu’effectivement, suivant plusieurs interprétations, les mondes multiples semblent présents : aussi bien avec la mécanique quantique qu’avec la relativité générale. La grande théorie d’Einstein, celle qui nous montre l’espace-temps, n’est pas ce dans quoi les phénomènes se déploient, mais que l’espace-temps est lui-même un phénomène, qu’il réagit à la présence des corps. Cette théorie, quand on l’applique à l’univers dans son ensemble montre que deux des trois géométries possibles compatibles avec notre monde, donnent naissance à un espace infini. Cet espace infini abrite une infinité d’univers. Et donc, une infinité de réalisations possibles de tout ce qui peut se produire.

 Q : Du modèle inflationniste
AB : C’est l’augmentation considérable – exponentielle - de la taille de l’univers dans ses premiers instants… Cela fait aujourd’hui parti du paradigme dominant. Il est un ingrédient fondamental du modèle cosmologique, et je crois qu’il jouit d’un degré de corroboration expérimentale qui permet de lui accorder un niveau de confiance à mon sens relativement élevé. Et ce qui est remarquable, c’est que lorsqu’on prend ce modèle d’inflation au sérieux, on se rend compte que de façon assez générique, il ne conduit pas à l’existence d’un univers unique, mais à une grande quantité – peut-être même une infinité – d’univers bulle décorrélés les uns des autres. Et là on voit apparaître la richesse du multivers (…). L’inflation crée l’espace et de la conjonction de ces deux principes, apparaît un paysage de production des lois.



Q : Univers bulle ?
JPU : Dans l’ordre ; premièrement on crée de l’espace, c’est établi par l’observation. C’est la loi de Hubble 1, pilier du modèle cosmologique standard. On voit l’univers se dilater (je n’aime pas le mot d’expansion ; ce n’est pas une expansion dans l’espace, mais de l’espace) on donc création d’espace physique. (…) Ensuite, AB va plus loin ; il pousse ce modèle dans ses prédictions les plus ultimes pour nous dire que finalement, si on croit à cette dynamique (…), alors oui, il n’y a pas seulement formation d’un espace qui est exponentiellement dilaté (…), il y a possibilité d’avoir des bulles d’univers qui se décollent de cette phase d’inflation, à tous moments. Dans la version la plus standard, la physique de tous ces multivers doit être identique, puisqu’on a une physique qui est fixée. Cela serait des copies d’univers à peu près similaires (même lois de la nature, même constantes). Dans le modèle le plus simple, l’inflation ne crée pas une physique différente d’une bulle d’univers à l’autre ; il va falloir ajouter un autre ingrédient ensuite. Mais ce qui est important c’est que cela permet de répondre aux questions générales de l’origine. Parce que finalement on vous dit : notre univers a 13,7 milliards d’années, c’est donc qu’il a un début. Qu’est-ce que c’est que ce début ? Dans ce modèle là, ces 13,7 milliards d’années, c’est à partir du moment où notre bulle d’univers se décolle de cet ensemble en inflation éternelle. Et donc il faut imaginer ça comme un mécanisme ou, de temps en temps, on crée des bulles, et au moment où cette bulle se découple de ce magma inflationnaire, et bien on a un univers qui naît d’une certaine façon ; pour les gens qui vont vivre à l’intérieur, c’est la naissance de leur univers ; c’est leur big bang.
AB : c’est une structure arborescente. Et dans chacune de ses bulles se trouve un autre multivers. Gigogne et arborescente. 

Q : un petit résumé….
AB : ce qu’il faut comprendre à ce stade, c’est que c’est une nouvelle blessure narcissique. C’est comme notre univers lui-même qui se trouve déchut de son piédestal ; réinterprété comme un petit îlot dérisoire et contingent dans cette gigantesque diversité. J’aime bien les blessures narcissiques et j’aime bien cette humilité qui devrait accompagner un peu plus souvent la pensée scientifique à tous les niveaux. Ce que cette image tend à nous montrer, c’est que les lois elles-mêmes sont réinterprétés comme des phénomènes. Et que dans cette gigantesque arborescence d’univers, nous nous trouvons dans une zone qui n’a aucune vocation à être représentative de l’ensemble. C’est-à-dire que de la même manière que notre environnement direct, la terre, n’est pas représentative de l’univers, qui est infiniment plus diversifié, notre univers n’a pas vocation à être représentatif du multivers. Donc j’en appelle à une certaine cohérence. C’est-à-dire que je crois que nos modèles physiques spéculatifs – comme la théorie des cordes, ou même la gravité quantique à boucles, ou bien établies, comme la relativité générale, impliquent, de manière presque nécessaire, ce concept de multivers. Etant donné que celui-ci, par ailleurs, résout un certains nombres d’apories, de paradoxes,  par exemple : pourquoi les constantes sont si bien adaptées à l’existence de la complexité ? il y aurait, me semble-t-il, quelque chose comme de l’entêtement – voire de l’obscurantisme – à dénier à ce modèle sa crédibilité.



Q : Constantes adaptées : anthropocentrisme appuyé sur une espèce de théisme qui viendrait se rajouter au panorama…. Si nous ne sommes pas des hallucinés des arrières-mondes nous n’allons pas accepter cela…
AB : notre modèle c’est exactement le contraire. L’anthropocentrisme je le récuse et je crois que cette proposition des multivers est à l’exact opposé de ça. Elle est ni théologique ni téléologique. Aucun finalisme. Le monde a été géo-centré, puis hélio-centré, puis cosmo-centré, et là on tend vers une sorte d’acentrisme absolu.

Q : Nous sommes dans un univers spécifique : ces conditions réunies, elles ont permis l’apparition d’êtres complexes. On pourrait tout à fait imaginer, avec une variation très légère, un univers où l’on ne serait pas là….
JPU : (…) On peut avoir cette multitude d’univers, et en particulier dans chaque bulle d’univers, des physiques différentes, des constantes différentes. Et maintenant, comme nous avons fait cette étude : qu’est-ce qui se passe si on change la valeur des constantes ? On sait qu’il va avoir des mondes dans lesquels les noyaux, par exemple, ne vont pas exister, ou il ne va pas y avoir de physique complexe, et on peut dire que s’il n’y a pas de physique complexe, il n’y aura pas de chimie complexe, de la biologie, et encore moins des observateurs. (…) Certains univers (par contre) vont permettent potentiellement l’apparition de phénomènes complexes. (…) On rentre dans une probabilité conditionnelle…

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