Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


19 déc. 2018

Le chant des oiseaux en hiver, Jankélévitch et le temps qui passe …

Rouge-gorge (photo par Axel)


Seuls, le Rouge-gorge et parfois le Troglodyte chantent l’hiver. C’est du moins ce que l’on raconte ; ce que l’on constate aussi en général. Mais à toute règle ses exceptions. 

Ainsi, près de la gare ou je m’embarque tôt le matin, depuis quelques jours la voix flûté et mélodieuse d’un merle noir accompagne ce reste de nuit, tandis que parfois résonne au loin le cri de la Chevêche d’Athéna…

Passage à niveau (photo par Axel)
Alors s’embarquer sur les rails éclairés, droit vers la ville, et écouter le philosophe du « Je ne sais quoi et le presque rien » nous parler du temps qui passe…

La vie coule, fluide sous la voie lactée ; emportée dans le fleuve de l’expansion de l’univers.

Le sentier du matin...
« Le temps est naturellement ambigu, de même la position de l’homme par rapport au temps. Le temps est long à passer et il est vite passé. Les deux ensembles. Long à passer quand on s’ennuie, quand on travaille… Et finalement vite passé. Comment des jours si longs fabriquent-ils des années si courtes ? Ou comment des années si longues fabriquent-ils des vies si courtes ? »

Jankélévitch


17 déc. 2018

A propos de l’émission : Traquer les lobbies... et défendre la démocratie

CLIQUER Pour source de l'image



DE CAUSE À EFFETS, LE MAGAZINE DE L'ENVIRONNEMENT, par Aurélie Luneau.

Une émission édifiante... On savait le poids des lobbies, mais peut-être pas à ce point-là !
De l'industrie des cigarettes à Monsanto, passant par l'amiante... Ou comment on nous empoisonne en toute connaissance de cause ! 
(A lire ou à relire sur ce sujet "Les marchands de doute" de Naomi Oreskes)

J’en propose la transcription partielle, ceci valant comme invite à l’écoute intégrale. Une émission à partager et relayer largement….

________________________



Les invités :

Stéphane Horel, journaliste au monde son dernier livre "Lobbytomie.  honoré du prix Louise Weiss du journalisme européen, et du prix European Press Prize avec Stéphane Foucart pour sa série d’articles sur les "Monsanto Papers" publiée dans Le Monde

Annie Thébaud-Mony, chercheuse en santé publique, directrice de recherche honoraire Inserm, spécialiste des questions de santé au travail

Sylvain Laurens, maître de conférences à l’EHESS où vous animez le séminaire « Sociologie des élites », spécialiste des rapports entre la haute administration et les milieux d’affaires.


Peut-on parler d’omerta sur ces stratégies de lobbying ?

Lien vers éditions de la découverte
A TM : Oui bien sûr oui, et on peut même parler de mensonges. C’est-à-dire que c’est une omerta sur des mensonges caractérisés. Je vais prendre l’exemple de l’amiante où les risques ont été connus fin du XIXe siècle. Dans les années 30 les industriels ont fait toutes les études qui leur permettaient de savoir précisément qu’elles étaient les maladies associées à l’amiante, sur des travailleurs qui étaient des cobayes, plus de l’expérimentation animale, et ils ont tenu secret tous les résultats de ces études, en tenant les chercheurs concernés car ils les avaient payés et il a fallu attendre les années 60 avec le travail d’Irving Selikoff, chercheur brillant et pneumologue, qui a pris conscience chez les travailleurs de l’isolation qu’on avait un gros problème de cancers de la plèvre, de cancers du poumon (…) qu’il mis en évidence et rendu public dans une conférence à l’Académie des Sciences de New York. Grace à cela le problème de l’amiante est arrivé sur la place publique…    

107 ans entre la première alerte et la première mesure prise dans l’Union Européenne… Plus facile de mettre sur le marché un produit que de le retirer ?

SH : Nous n’avons pas de chiffres précis en France, mais aux USA il faut 3 mois pour mettre un produit sur le marché, 30 ans en moyenne pour le retirer, y compris quand on sait qu’il pose problème.

SL : Le soucis est comment, à partir de données qui ont été portées par des médecins ou une partie de l’espace académique, on va basculer dans le domaine de la décision politique ? C’est là que commence un autre chemin et qui ne se joue pas seulement à coup d’articles scientifiques de bonne foi, mais qui passe aussi par la nécessité de persuader des décideurs administratifs ou politiques… Et ce qui est compliqué, comme ce fut le cas de l’amiante qui est dans tout un tas d’applications industrielles, très rapidement le régulateur va avoir en face de lui des industriels qui vont lui expliquer que ce n’est pas si simple à retire : il y a les arguments de l’emploi, de l’économie : vous ne vous rendez pas compte ! mais aussi des arguments de type scientifiques : mais alors en terme d’expertises, qui vont être opposées avec les moyens industriels mis au service d’une distorsion de la discussion scientifique. Et quand on dit qu’il faut 107 ans, c’est parce qu’il y a des tas de contre-études financées par l’industrie qui vont semer le doute, que oui cela peut donner le cancer, mais qu’il y a tellement d’autres choses qui peuvent donner le cancer, on peut en inventer même…. Et si vous montez le volume de toutes les autres causes vous finissez par ne plus pouvoir isoler un seul facteur…
Donc même sans parler de corruption, il y a des logiques structurelles qui font que le régulateur (est un peu perdu) par des signaux contradictoires.

Est-ce qu’en France les lobbies les plus actifs parviennent-ils dans les arcanes du pouvoir et prennent la main sur la démocratie ?

Lien édition Agone
SL :  Quand on parle de lobbying on ne parle pas que de députés. On a souvent cette image d’Épinal, d’histoires d’amendements qui sont des copier/coller de propositions des industriels. Or ce lobbying là c’est la queue de la comète. Tout ce qui se passe en amont est beaucoup plus important.
Ce qui est important pour des firmes qui vendent des produits dangereux, c’est de ne pas subir la loi, mais de participer à son élaboration. Le moment d’intervention le plus important c’est quand les grandes orientations des législations sont établies. Au niveau Européen c’est par des fonctionnaires de la commission européenne, responsables d’un dossier, et qui sont les cibles premières du lobbying et industriels, et qui à Bruxelles sont extrêmement bien organisés, car ils sont représentés par des « trade associations » dont la raison d’être est de représenter les intérêts d’un secteur auprès des décideurs.

De quelle science on parle ? (Science réglementaire vs science sponsorisée)

SL : Il y a toujours l’idée que lorsqu’on projette la science dans l’espace de la décision on ne parle déjà plus tout à fait de la même chose. Et n’est plus seulement dans un objectif de connaissance mais aussi dans une production de normes juridiques. Déterminer par exemple ce qui est une valeur limite d’exposition c’est de l’ordre de la décision. Et la grosse erreur serait de croire que l’expertise c’est toujours de la science.
En 2010 quand je suis arrivé sur ces questions-là, je me suis retrouvé dans une réunion avec l’idée naïve que dans ces groupes d’intérêts, quand on parle de question science il y aura quand une certaine autonomie de la discussion et qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. En fait je suis sorti de là avec la sensation inverse ! C’est-à-dire que je me suis trouvé dans des réunions ou j’avais 12 toxicologues travaillant pour des firmes et cherchant à casser les valeurs limites d’exposition de l’agence chimique européenne. Tout le travail d’intelligence de ces personnes-là n’était pas orienté avec un objectif de connaissances, mais vers l’idée qu’il fallait utiliser des arguments savants pour contrer les valeurs limites d’exposition – ce des compétences scientifiques mises au service d’un type d’argumentation qui vise à protéger les intérêts. Ces gens voulaient « un taux raisonnable ». C’est-à-dire un taux qui est l’intersection de ce qu’on peut dire scientifiquement sans paraitre loufoque et ce qui permet de ne pas fermer les usines (parce qu’on a des études épidémiologiques commandées par l’industrie qu’on ne va pas sortir, qu’on sait que si on devait équiper certains sites d’un matériel de protection des travailleurs cela produirait un surcoût, etc.)

A TM : Sur les valeurs limites d’exposition il y a un élément fondamental qui est qu’une valeur limite de protection ne protège pas ! Pour nous, en santé publique cette notion est inadmissible. Si on prend les pesticides par exemple, un agriculteur n’est jamais exposé à un seul pesticide, mais toujours à plusieurs. Donc si on fait des espèces de calcul coûts/bénéfices, coûts pour qui ? Pour les agriculteurs qui cumulent les doses d’exposition importantes, même en-dessous des valeurs limites. Bénéfices pour les entreprises de l’agro-chimie en particulier. On a fait comme si la valeur d’exposition était une valeur seuil entre toxicité et innocuité. C’est totalement faux ! 

La fabrique du doute joue sur les décideurs, mais aussi sur l’opinion publique.

SL : Sur le glyphosate on voit comment on passe d’une discussion scientifique à une procédure de décision. Le souci est que normalement, dans une communication scientifique, on peut lire et analyser l’article, les données brutes, les conclusions et on peut avoir une discussion scientifique en toute transparence. Or là on a une agence qui du côté de l’OMS fait ce travail, mais de l’autre côté on a une agence comme l’EFSA qui est pris dans un système décisionnel européen qui n’est pas le même et qui notamment protège les industriels, et fait en sorte qu’une partie de ces données soient protégées au nom du secret des affaires…

SH : C’est une forme de science par dérogation. Et qui ne correspond pas à l’un des critères essentiels qui est la critique par les pairs (capables d’analyser les données, les méthodologies, etc.) avant une publication. Le système réglementaire dans nos pays repose sur une confiance faite aux industriels pour fournir des données qu’ils ont eux-mêmes sponsorisées. C’est sur cette base que l’AFAS a considéré que le glyphosate n’était pas cancérigène contrairement aux études fondées sur les études (scientifiques indépendantes). Ce qui est fascinant c’est que la puissance publique place le bénéfice du doute de facto du côté des industriels.

Certains scientifiques peuvent-ils être taxés de conflit d’intérêts ?

A TM : Lorsque les industriels font des études sur des questions de santé cela n’est pas altruiste ni philanthrope ! c’est pour essayer de sauver leur produit. Pour reprendre l’exemple de l’amiante on a été avec une confrontation pendant 60 ans entre les scientifiques qui accumulaient les résultats sur les effets sanitaires de l’amiante, en particulier les cancers et systématiquement en face, les industriels ont trouvé des enseignants-chercheurs, des scientifiques qui acceptaient de travailler pour eux. L’habileté c’est d’avoir des protocoles qui sur un point précis (visible que par des spécialistes du sujet) permet un traficotage de la méthodologie.

SH : … Il y a tout un nombre d’astuces pour obtenir un résultat qu’on souhaite à l’avance. Ce sont tous les biais susceptibles de fausser les résultats dans des études épidémiologiques. On apprend aux étudiants épidémiologistes comment éviter ces erreurs. Et ce qui est enseigné comme des biais sont enseignés comme des trucs pour fabriquer des résultats. Par exemple, si on montre qu’un produit chimique est cancérigène sur les employés d’une usine, on remouline les chiffres et on rajoute les « cols blancs », beaucoup moins en contact avec la substance…

Ces méthodes sont connues. Pourquoi les décideurs continuent-ils de prendre pour argent comptant ce genre de résultats/rapports ?

SL : Aujourd’hui ce sont des techniques de lobbying un peu plus sophistiquées. Quand j’assistait à ces réunions des fédérations professionnelles européennes, les premières choses dites par des gens des intérêts de la chimie c’était : ne faisons surtout pas de lobbying frontal. On travaille dans l’environnement de la décision politique. Donc on va organiser un colloque sur : qu’est-ce que c’est qu’un effet signifiant ? Comment repenser des outils de politique publique ? questions qui vont être ensuite des outils pour la décision. On ne fait pas de lobbying directement pour une substance, mais on peut travailler la façon dont tout un tas d’outils vont être mis en forme pour orienter la discussion. (…) On intervient ici dans cette zone grise entre science et décision publique.
L’autre stratégie est de jouer une agence ou un comité contre un autre.  Les industriels jouent entre les rivalités entre bureaux pour travailler sur cet environnement de la décision…

Pour prendre l’exemple de l’EFSA. 60% des experts ont des conflits d’intérêts.


Lien édition La découverte
SH : On est face à des institutions qui ne comprennent pas, et qu’ils n’ont aucune culture politique de ces conflits d’intérêts. Ils ne sont pas formés et n’ont même pas conscience qu’ils sont la principale cible de l’influence des industriels qu’ils sont sensés réguler.  

A TM : Je vais vous donner une image de l’intérieur : L’INSERM est un institut de recherche publique, sur fonds publics, et j’ai vu progressivement cet institut être complétement traversé par les intérêts privés et les partenariats chercheurs/entreprises. J peux dire que je fais partie du groupe d’une dizaine de chercheurs n’ayant jamais touché un sou de l’industrie (et ce n’est pas fautes d’avoir eu quelques sollicitations, et pas des moindres). Ce que je veux dire c’est qu’il y a une situation aujourd’hui ou effectivement les conflits d’intérêts : la majorité des scientifiques dans le domaine de l’épidémiologie ou de la santé publique ont des partenariats avec les industriels. Et c’est un problème majeur car en termes de production de recherche sur ces sujets, si on n’a pas une recherche publique sur fonds publics, on heurte de front les intérêts, si on va au bout de la démarche. Donc à partir du moment où les industriels financent ces recherches on voit les chercheurs eux-mêmes s’autocensurer sur un certain nombre de résultats.

Peut-on parler d’une confiscation de la démocratie ?

SH : Il y a confiscation du choix de société pour les citoyens. Les décisions sont prises par des comités d’experts sur la base d’études financer par les industriels qui ont quelque chose à défendre. Un exemple concret : quand dans un groupe d’expert sur les pesticides de l’EFSA on décide qu’on autorise sur la mise sur le marché de tel pesticide, on n’imagine la question : pourrait-on avoir une agriculture sans ces produits chimiques. Quelque par ces choix de société sont fait par des gens qui n’ont aucune légitimité et aucune qualification pour prendre ces responsabilités.

Peut-on parler aussi de lobbying des ONG ?

SH : Je fais toujours attention à ne pas comparer les méthodes des industriels et les méthodes des ONG. Ce fut une erreur d’utiliser le terme lobbying pour parler des ONG. Les ONG utilisent d’ailleurs de plus en plus le terme de plaidoyer, car on peut pas comparer des entreprises qui ont des produits à vendre ou à défendre et des organisations non gouvernementales n’ont rien à vendre, sinon une certaine idée de l’intérêt général. D’autre part on ne parle pas du tout des mêmes moyens financiers. La différence des moyens financiers entre des organisations patronales à Bruxelles et la plus grosse des ONG est telle que les industriels ont les moyens de se faire représenter dans n’importe quelle réunion publique ou d’experts ce qui n’est pas le cas des ONG.

SL : C’est un rapport 1 à 10. Greenpeace c’est 3,8 millions d’euros annuel de budget pour 15 salariés, le CEFIC c’est 40 millions d’euros et 150 employés. Quand vous avez 15 salariés, vous en avez un qui va faire des campagnes, un toxicologue. Mais côté CEFIC[1] c’est 150 personnes dont une bonne part de docteurs en toxicologie et le CEFIC c’est 551 entreprises membre. Donc par effet d’entrainement s’il vous manque des données vous pouvez vous tourner vers l’une des 551 compagnies qui finance le CEFIC pour avoir l’étude qui vous manque et aller la porter où il faut

A TM : On est aussi dans des rapports de classe. C’est-à-dire que, autant les lobbies peuvent avoir leurs entrées dans tous les ministères, au parlement, à la commission européenne, inviter les députés à déjeuner, autant les ouvrier, les agriculteurs (hors FNSEA) n’y auront jamais accès.

De la pression :

SL : Je n’ai pas été directement menacé, mais mon problème est un peu inverse. C’est-à-dire que comme j’ai décrit comment cela fonctionne pour convaincre les décideurs, c’est plutôt pour moi des invitations assez fréquentes, que je refuser systématiquement, pour aller former, du côté privé, de jeunes lobbyistes. Et l’autre chose assez effrayante, c’est de voir à quel point ça circule plus vite de ce côté-là. Ce sont des publics où les livres sont repérés, recensés et du coup on se retrouve avec des gens en face de vous qui utilisent vos propres mots. « Marchands de doute », qui est au départ le livre de Naomi Oreskes, qui monte comment l’industrie distille le doute sur certains sujets, maintenant on voit des gens défendant des groupes d’intérêts économiques utiliser le terme de marchands de doutes pour parler des ONG ! C’est un renversement du discours incroyable…








[1] Confédération européenne des fédérations de l’industrie chimiques (le plus grand groupe d’intérêt qui défend la chimie)  

5 déc. 2018

Thoreau, la vie sublime


Il arrive que la bande dessinée s’empare de la vie des gens de lettres et des philosophes. Le genre est minoritaire et l’exercice n’est guère aisé. C’est qu’il faut se nourrir d’une biographie, d’une œuvre, d’un style, d’une singularité, et en prélever quelques fruits capables tout à la fois de rendre une ambiance, de peindre les tensions d’une époque, sans en grossir excessivement le trait – se gardant des outrances idéologiques ; bref construire une intrigue attachante, assez véridique malgré la subjectivité inhérente à tout regard extérieur, kaléidoscope qui satisfasse au moins autant un lectorat dont la connaissance de la figure mise en scène n’est qu’approximative, que ceux dont le compagnonnage avec l’auteur dont on tire une fiction a rendu l’œil plus attentifs aux détails, ou au rendu de tel ou tel aspect lui tenant particulièrement à cœur.

Dosage millimétré donc, d’une part évidemment entre l’image et le texte, entre silence et couleur, mais d’autre part aussi entre la saveur de ce que l’on montre au détour des planches et la douceur - ou l’aigreur - de ce que l’on tait, ou que l’on suggère. Entre les maux et la grammaire de l’art, c’est un équilibre de funambule… 

Sorti en 2012 dans les bacs, aux éditions du Lombard, Thoreau. La vie sublime.
Aux 77 pages de la bande dessinée proprement dite, un avant-propos du scénariste, Maximilien Le Roy, celui-là même à qui l’on doit Nietzsche, se créer liberté (d’après L’innocence du devenir, de M.Onfray), nous brosse à gros traits la biographie du reclus volontaire de Walden. S’y ajoute un petit paragraphe dont, à dessein, je ne reproduis ici qu’une seule phrase, et que je livre à l’appréciation de chacun. Cette phrase, la voici : « La biographie ne remplace pas la connaissance directe de l’œuvre, mais elle suggère un radeau théorique pour des horizons pratiques ». Pour le reste, je laisse découvrir à tous ceux qui aurons la bonne idée de se procurer la BD quelles sont les assises, disons idéologiques, qui ont préfigurées la naissance de l’ouvrage. 

Ajoutons qu’à la fin du livre on trouvera une belle interview, réalisée par M. Le Roy, de Michel Granger, spécialiste de littérature américaine du XIXe siècle.
Le texte est agrémenté de quelques photographie des lieux que fréquenta Thoreau, et parmi eux, évidemment, l’incontournable cabane de l’étang de Walden, baraque de quelques mètres carrés située sur un terrain acheté et mis à disposition de Thoreau par son ami et alors mentor, le philosophe Ralph Waldo Emerson, le fondateur du transcendantalisme.
Les dessins de Thoreau. La vie sublime sont de A.Dan, illustrateur qui, avant de se tourner vers la bande dessinée, se consacra à la mise en image d’animaux, d’arbres et de paysages ; parmi eux de belles planches représentant, pour les oiseaux, troglodytes, sittelles, martins-pêcheurs et autres tétras.


Esquissons juste enfin le décor :

L’histoire débute en mars 1845 à Concord. Thoreau a 27 ans et s’apprête à se lancer dans l’expérience qui changera le cours de son existence (1845-1847). En sortira le chef-d’œuvre que l’on sait, Walden où la vie dans les bois (publié en août 1854 et tiré à 2 000 exemplaires). C’est dans cette période que se situe son emprisonnement d’une nuit pour avoir refusé de payer ses impôts, au motif qu’ils financent l’esclavagisme et la guerre au Mexique. Cet épisode servira d’assise à son livret Résistance au gouvernement civil, rebaptisé à titre posthume La Désobéissance civile. Ce qui n’est pas sans susciter controverse. Mais c’est là un autre sujet.
Les auteurs de cette Vie Sublime mettent ensuite l’accent sur l’engagement de Thoreau dans le mouvement anti-esclavagiste, et on le voit participer à des rassemblements abolitionnistes, donner quelques conférences, et même aider des esclaves en fuite à rejoindre le Canada. Suivra sa défense et le plaidoyer en faveur de l’activiste abolitionniste John Brown, qui finira pendu pour avoir massacré cinq colons esclavagistes et tenté de s’emparer par force de l’arsenal fédéral de Virginie. Car contrairement à l’image lisse et consensuelle d’un Thoreau herboriste solitaire, l’histoire nous montre un personnage qui n’exclue pas la violence et la résistance armée pour défendre sa cause.


The last moments of John Brown - Thomas Hovenden

Thoreau s’éteindra en mai 1862, à l’âge de 44 ans.
Peu avant, à sa tante qui lui demandait de se réconcilier avec dieu il avait répondu « Nous nous sommes jamais querellés que je sache… ». Et enfin, à un quidam le questionnant sur sa crainte de l’au-delà, cette celèbre sortie : « Un monde à la fois… Un monde à la fois… »
 « Indien… Caribou… »



Hors champs :

Si l’on pourrait regretter l’absence, dans Thoreau. La vie sublime, de la relation de l’auteur de Walden au transcendantalisme et à Emerson d’une part, du commerce du philosophe avec les femmes d’autre part, sur le premier sujet le scénariste s’en explique : « Volontairement, je n’ai pas abordé la question du transcendantalisme (ni la figure d’Emerson) afin de me concentrer principalement sur la dimension politique de Thoreau ». C’est un choix qui se défend, même si à titre personnel je trouve dommage de ne pas avoir au moins effleuré ce volet inaugural dans le parcours intellectuel de Thoreau. Quant à la relation du philosophe botaniste aux femmes, à peine esquissée dans la BD, il faut convenir qu’elle traduit une réalité biographique : « Thoreau ne semble guère avoir été attiré par les femmes. Au plus, on trouve dans sa biographie quelques traces de relations d’estime avec des femmes plus âgées que lui, mais il est resté célibataire… »
Pour conclure, je dirai que cette BD est une excellente manière d’approcher la vie de Thoreau. Et tant mieux si cela donne une furieuse envie de lire ou de relire son œuvre, toujours d’une actualité brûlante. Car « un siècle et demi plus tard, dans le contexte d’une crise financière menaçante et avec l’échéance proche d’une crise écologique, ses intuitions prophétiques ouvrent nos yeux sur l’évolution dangereuse de notre civilisation et incitent à s’engager dans des alternatives » (Michel Granger)


29 nov. 2018

Au cap Gris-Nez, parmi les oiseaux

Vue du Gris-nez (photo par Axel)

Il est singulier, pour qui habité dans les Hauts-de-France, et qui éprouve une affection particulière pour les oiseaux, d’être habité du sentiment tenace de n’avoir jamais posé ses semelles au cap Gris-Nez. Ce qui est objectivement faux, et sans doute m’y suis-je déjà rendu lorsqu’enfant j’accompagnais mes parents dans les périples les plus lointains que leurs moyens d’alors leur permettaient. Du côté de Wissant en particulier. Mais ces souvenirs sont si loin, si parcellaires qu’il ne me restait rien des paysages tout en ondulation du bord de mer, dans le boulonnais, là où la terre s’en va saluer les falaises anglaises, dressées en face, presque à portée de bras.     

Ce qui frappe lorsqu’on se rapproche du Gris-nez c’est l’absence d’arbres, de bosquets. Mais l’absence n’est pas un manque, tout au contraire. Et avec un beau soleil de novembre, tôt le matin, la lumière y est sublime, les prairies d’un vert intense dégoulinant jusqu’à la ligne d’horizon, avant de s’écrouler dans la mer. Le nom de Gris-nez provient du vieux flamand, Grisenesse, qui signifie « cap gris », le suffixe nesse, étant lui-même issu du saxon naes, voulant dire promontoire. Gris, cette avancée plantée en surplomb du « channel » ne l’est pas véritablement, sauf peut-être par gros temps. Aussi, soit-il permis de préférer une autre étymologie, avec Swartenesse, le « cap noir ». Non pas ce noir du désespoir, du deuil ou de la désolation, mais le fuligineux des songes mystérieux, filant à tire d’aile au ras des vagues. Car le Gris-nez est un paysage épique à sa manière, une lande côtière habité de ses mystères…  C’est également un haut lieu d'observation des oiseaux migrateurs.

En surplomb de la falaise (photo par Axel)
Il est bon de s’y poster sur les hauteurs, accroché au bord du vide cinglé par le vent, et se délecter du spectacle des magnifiques voiliers du ciel que sont les goélands. Un défilé permanent à portée de main, ou presque… Pareils à ces « Indolents compagnons de voyages » de Baudelaire, ils observent curieusement ces bipèdes accroupis dans l’herbe et qui les fixent de leurs binoculaires. Mais le parallèle s’arrête là. Nonchalants les goélands, avec les labbes beaucoup plus rares, incarnent à leur façon la noblesse des nues en ces latitudes tempérées du bord de mer. D’une envergure certes plus modeste que l’Albatros ils se laissent porter par le vent et tissent leur route au gré des opportunités…

Goéland argenté (plumage adulte hivernal (photo par Axel)
Ces oiseaux appartiennent à la grande famille des laridés. Ils sont d’ailleurs souvent les oubliés des observateurs. Cela tient sans doute à diverses raisons. Parmi celles-ci, le sentiment pour le commun qu’il s’agit là d’oiseaux banals, ordinairement rangés en deux catégories fourre-tout : les mouettes et les goélands, sans prendre conscience de la diversité des espèces observables. Or, ce n’est pas moins de 6 variétés de goélands et 5 de mouettes, que l’on peut voir plus ou moins aisément dans les hauts-de-France. Ceci sans tenir compte des raretés ou des sternes et autres guifettes. Pour la passionnés d’oiseaux se greffe une autre difficulté : celle de pouvoir à coup sûr identifier l’espèce observée. Car si, d’une part, certaines variations peuvent être ténues en membres de deux espèces en plumage d’adulte nuptial (par exemple entre un goéland argenté et Leucophée), d’autre part ces oiseaux changent de plumage en hiver, écueil auquel s’ajoute celui de leur croissance, sachant qu'ils mettent de 2 à 4 ans (selon l’espèce) avant d’atteindre l’âge adulte. Ainsi parlera-t-on par exemple d’un goéland marin immature, en plumage de premier hiver, de premier été, de second hiver, etc. Les nuances sont très subtiles et il faut imaginer que certains critères ne tiennent qu’à différence de coloration de certaines parties de rémiges.
Mais rien n’interdit de les photographier à loisir, de se délecter de cette diversité extrême ; de cette mise à l’épreuve de l’acuité de nos sens.

Goéland Marin (second ou troisième hiver) (photo par Axel)
Deux goélands immatures (photo par Axel)

Goéland argenté (adulte hivernal) (photo par Axel)


Mais au Gris-nez, nombre d’ornithologues plus ou moins aguerris, ainsi que les miroiseurs[1] de toutes plumes, viennent la plupart du temps équipés de leurs longues-vues pour s’adonner à ce qu’on appelle, faute de mieux, « sea watching » - le terme français reste à inventer ! Les meilleures conditions météorologiques pour ce genre de pratique sont réunies lorsque soufflent des vents de nord-ouest assez forts pour pousser les oiseaux de passage au plus près des côtes (de la jolie brise au grand frais – degré Beaufort 4 à7). 
Fou de Bassan à la pêche (photo par Axel)

Dans ce couloir migratoire, faisant goulot d’étranglement (l’impression est très relative lorsqu’on se trouve face à l’immensité des flots), on vient pour l’essentiel observer les espèces dites pélagiques ; c’est-à-dire passant l’essentiel de leur vie en mer, n’y faisant exception qu’en période de reproduction ; soit les océanites et les puffins, les labbes, les alcidés (pingouins et assimilés), le fulmar boréal et le fou de Bassan. Mais il n’est pas rare d’y voir passer ou s’arrêter d’autres familles oiseaux : des grèbes huppés venus batifoler dans les vagues, des grappes de macreuses, de tadornes, de cormorans ou de bernaches, cravachant droit juste au-dessus de l’eau. Parfois, plus singulièrement on découvrira assez haut dans le ciel le flip-flop tranquille d’un groupe de vanneaux huppés, surgis sur la ligne d’horizon l’air de rien.
Parmi les individus des espèces pélagiques, certains ne font que filer, solitaires ou le plus souvent en groupe, tandis que d’autres s’ébattent dans les flots pour le plus grand plaisir des observateurs. Parmi ces derniers une place particulière doit être faite ici au fou de Bassan, assez nombreux au Gris-Nez, et dont on peut à loisir admirer l’impressionnante technique de pêche !




Fou de bassan (photo par Axel)
Vol de pingouins Torda & posé un fou de Bassan (Photo par Axel)
Bécasseaux variables (photo par Axel)


Mais le Gris-Nez ne se limite pas au cap proprement dit et sa falaise. Et à marée presque haute, un tour le long de la plage se révèlera être le complément ornithologique indispensable de qui souhaite observer les limicoles, littéralement les oiseaux du limon.
Sans entrer ici dans le détail il faut savoir que ces familles oiseaux se caractérisent aussi par des plumages distincts selon les saisons et les âges. D’où parfois certaines difficultés à l’identification.
Au nourrissage les limicoles ne sont en général pas farouches et, pour peu que l’on soit assez discret, il n’est pas rare de pouvoir les approcher à quelques mètres. C’est là un enchantement toujours renouvelé. Ainsi voir filer à vos pieds en tous sens, le long de la ligne des vagues, des bécasseaux sanderling dans leur livrée blanche est un régal. Souvent ils sont accompagnés de bécasseaux variables. Mais en observant mieux les alentours, on découvrira avec eux souvent d’autres espèces, dont le Tournepierre à collier, le chevalier gambette, le grand Gravelot et parfois le Pluvier argenté.




Grand Gravelot (photo par Axel)
Bécasseaux sanderling au nourrissage (photo par Axel)
Vol de limicoles : bécasseaux variables & Sanderling et 1 Tournepierre prêt à décoller (Photo par Axel)
Bécasseau Sanderling (au premier plan) & 2 variables (photo par Axel)


Enfin, si le cœur vous en dit et que le soleil n’est pas encore trop bas sur l’horizon, pas très loin du cap, en direction de Wissant, il sera possible, pour finir la journée en beauté, de faire halte aux observatoires de Tardinghem à la rencontre du martin-pêcheur, de la bécassine des marais, du râle d’eau et bien d’autres espèces encore : la buse variable et le faucon crécerelle, des canards (sarcelles d’hiver, canards souchets, chipeau ou siffleurs), des échassiers (grand aigrette, héron cendré) et moult sortes de passereaux.

Bécassine des marais (photo par Axel)



[1] Miroise (terme québécois) : activité de loisir ou de curiosité qui consiste à rechercher visuellement, ou auditivement les oiseaux, à les identifier et à facultativement enregistrer leur présence dans une comptabilité sommaire. C'est l'équivalent en anglais de birding, ou de bird-watching (le terme ornithologie devrait être réservé à l'activité scientifique, alors que miroise convient bien à l'activité de loisir)